La langue est un vecteur culturel autant que de culture. Pays, religion, génération, métier, genre… L’emploi de mots ou d’expressions sert autant à communiquer au sein d’un groupe qu’à s’identifier ou se démarquer d’autres.
Acronymes, con, vu, piquer… Qu’est ce que la langue dit de nous ?
Quotidiennement, nous avons une sorte de fascination attraction / répulsion pour les termes liés à notre activité : acronymes ou anglicismes le plus souvent.
Souvent par soucis d’efficacité, afin de fluidifier les échanges et économiser temps de parole et encre. En effet, tentez de placer plusieurs fois « Plan climat, air et énergie territorial » plusieurs fois dans un texte, et vous aurez vite fait d’adopter PCAET. L’avantage est de taille dans un petit groupe de technicien·ne·s et d’élu·e·s mais il exclut de fait toute compréhension par toute autre personne, pourtant concernée par le sujet.
Je me demandais si le PLPDMA pouvait être valorisé dans le PCAET porté par le PETR ou si ça restait uniquement EPCI.
Alors, certes, on entend dans quelques réunions qu’il faut limiter l’emploi des acronymes, mais lorsque la réunion n’est toujours pas terminée au bout d’1h30, on n’y fait moins attention.
De même, les anglicismes et abus de langage dans le milieu professionnel sont souvent tournés en dérision.
T’as fini la slide sur le benchmark pour le meeting de tout à l’heure ?
Tout ça est finalement très identitaire. Cela permet de se reconnaître entre pairs et d’établir une sorte d’intimité dans la communication autant que revendiquer l’appartenance à un groupe. Je suis pro. je suis tech.
Le revers de la médaille, c’est que les blagues de niche ne sont pas vraiment tout public.
Je suis viet
Dans un autre registre, on peut se rendre compte à quel point la langue est vecteur culturel autant qu’un vecteur de culture.
Les cons
J’ai pris des cours de vietnamien pendant cinq ans. Ça ne m’a pas permis d’atteindre un niveau élevé, mais j’ai pu percevoir certaines subtilités qui en disent long sur la différence culturelle.
L’exemple le plus marquant, est celui du classificateur « con ». (non le sujet n’est pas l’homophonie avec une insulte). Le vietnamien est composé de mots très courts, mono ou bi-syllabiques. Les classificateurs sont alors employés comme préfixe pour ranger les mots par famille.
Con, est donc le classificateur de ce qui est vivant. On retrouve donc con bo (le bœuf), con ca (le poisson), con ga (la poule)… Anecdote croustillante, con dao signifie le couteau de cuisine, car de par son maniement, il est « animé ».
Le jeu du je relatif
Dans le language courant vietnamien, il existe une forme relative du « Je », selon la personne à qui l’on s’adresse. Si je m’adresse à une personne plus jeune que moi, j’emploierai l’équivalent de « oncle » pour m’identifier. De même, si je m’adresse à une personne plus âgée, j’utiliserai plutôt un « neuveu » ou encore « grand frère » si mon interlocuteur·rice est légèrement plus jeune que moi.
Mais il existe également un pronom personnel je : toï, qui peux être utilisé de manière absolue, sans contexte. Sauf que ce pronom ne peut être utilisé que par les adultes, les enfants utiliserons… « con« .
Vous avez bien compris, cette règle d’usage de la langue signifie une chose importante : l’enfance est incompatible avec le « Je ». Autrement dit, les enfants sont au même niveau que les animaux.
J’ai raconté ceci à un ami professeur de français au collège (qui se reconnaîtra peut être). Sa réaction fut :
C’est incroyable ce que tu me racontes là. Depuis des années j’ai des scrupules à expliquer à mes élèves qu’avec leurs réactions instinctives ils sont socialement plus proche des animaux que des humains et tu m’annonce qu’il y a toute une culture qui l’a ancré dans sa langue !
Le sujet de la génération Z
Je suis devenu vieux avant 40 ans.
Chaque génération se distingue, entre autre, des précédentes par un vocabulaire propre et des éléments de langages.
Laissons de côté l’argo, quelques effets de mode issus du rap et des dérivés d’autres langues. Le fait de devoir se concentrer pour percer les subtilités lexicales ou grammaticales d’un morceau de rap est normal en soit. Il y a des codes, des memes.
Ce qui est notable ici, c’est ce que révèlent certaines expressions dans le rapport à l’autre, peut être pas anodines.
Deux exemples. (qui datent d’il y a au moins cinq ans)
Vu
Vu, est un état de délivrance d’un message dans une application de messagerie instantanée qui se situe entre remis et répondu. L’évolution technologique permet de connaître en temps réel cet état, tel un accusé de réception. Mais l’accoutumance à la spontanéité, à la communication permanente amène un changement de paradigme que reflète l’évolution de la langue.
J’ai remarqué que la pression sociale est devenue telle, que l’absence de réponse à un message n’est plus tolérée. Dans un contexte de manque d’empathie et d’égocentrisme, cela donne une inversion des rôles. Une non réaction, pouvant résulter de multiples facteurs (manque de temps, autre activité, autre sollicitation, besoin de mûrissement…) est perçue comme un acte en soit. En ne répondant pas, on « lâche un vu« , et cette action (passive) est perçue de manière très agressive. Je me suis fait rabrouer plusieurs fois pour avoir lâché un vu, croyez moi, ce n’est pas rien.
Une rapide recherche de l’expression sur, par exemple, le très prisé forum jeuxvideo.com, en donne une idée.

Ce changement de position est d’ailleurs tout à fait assumé, car le revers de cette situation est « d’être en vu » (ce qui n’a rien à voir avec quelque chose de prometteur). Donc le fait de ne pas répondre délibérément, via ce mécanisme technologique d’accusé de réception, donne un état à l’autre.

De même, dans le domaine amoureux, j’ai remarqué une expression qui me semble aller dans le même sens.
Piquer
J’avais l’impression que l’amour, ou l’attirance émanait des sentiments d’une personne envers une autre : « j’aime… « , « je suis tombée amoureuse de… », « je suis dingue de… ». Et bien ce n’est plus le cas. Maintenant, c’est la personne qui suscite l’émotion qui est à l’origine du sentiment. On constate donc une inversion des rôles : « elle m’a piqué » (entendre, jeté un sort). Là encore, les dictionnaires n’ont pas encore intégré cette notion.

Formalisme toujours : lorsque le nom d’un contact contient l’émoji abeille 🐝, c’est qu’on y tient particulièrement.
Alors, certes, la langue française dispose depuis longtemps d’expression posant ce même rapport : envoûter, taper dans l’œil, dulcinée… Mais l’usage est beaucoup moins courant.
Dans les deux cas, il y a une sorte d’auto victimisation. Je sujet subit des émotions (que l’on peut attribuer à lui même) et prête des intentions à autrui (où justement il n’y a pas forcément volonté).
C’est un peu court pour tirer des conclusions sur l’individualisme dont on parle tant mais le fait que la langue évolue en ce sens interroge.